DAPTONE RECORDS




the Funky Soul story - Daptone studios, Brooklyn

 

En moins de dix ans d’activité, Daptone, label indépendant new-yorkais, s’est imposé comme le chef de file d’un certain retour de la soul et du funk : on peut même considérer qu’il a été le label majeur de la décennie 2000 pour les musiques populaires afro-américaines, et il est encore en plein développement.


the Funky Soul story - bannière Daptone records, Soul Family n°1

 

L’histoire de Daptone commence en février 1965, à Charlotte, en Caroline du Nord, dans les studios de la légende country Arthur Smith, le jour où James Brown y enregistre avec son orchestre Papa’s got a brand new bag, acte inaugural de l’invention du funk, dont le retentissement se fait sentir sur l’ensemble de la scène soul et au-delà, donnant même naissance, quelques générations plus tard, à ce qu’on a appelé le « deep funk », mode revivaliste de retour aux sources du funk en réaction, à la fin des années 80, aux sonorités de plus en plus synthétiques qu’adoptaient des groupes comme Cameo.

LE SON DAPTONE...

En cohérence avec le parcours de ses fondateurs, c’est avec des enregistrements orientés funk, signés Sharon Jones, Lee Fields et The Sugarman Three, que Daptone se fait tout d’abord remarquer. L’orientation musicale ne tarde pas à s’ouvrir à d’autres styles, qu’il s’agisse de la soul, de l’afro-beat ou du gospel, comme le dit Gabriel Roth : «Nous faisons juste des disques qui nous plaisent. Il n’y a vraiment pas de décision consciente de passer d’un son à l’autre. Au fil des années, nous nous sommes intéressés à différents types de disques. A l’avenir, nous adorions produire un bon disque de blues ! »

Lorsqu’on lui demande de définir le son issu de son studio, la House of Soul, qui lui a valu un Grammy Award pour le disque d’Amy Winehouse, c’est par une pirouette qu’il répond : « Chien fou, wouf ! », et il faut donc se tourner vers le co-fondateur du label, Neal Sugarman pour obtenir une esquisse de réponse qui tient en trois idées : « Brut, plein de soul et honnête ». Pour Homer Steinwess, le son Daptone est « à l’ancienne, mais de façon rafraîchissante : à l’ancienne car il a ce son chaud analogique classique, mais de façon rafraîchissante car il s’agit d’un son que l’on n’entend plus. Il faut une bonne équipe de musiciens, de producteurs, d’auteurs-compositeurs et d’ingénieurs du son pour arriver à cela, et Daptone l’a ».


En tant qu’ingénieur du son et producteur, l’objectif de Roth, qui opère souvent sous son alias Bosco Mann, est simple : «Faire un disque qui soit réellement agréable à écouter. »


Loin du fétichisme parfois obsessionnel de la scène deep funk, et même s’il ne néglige pas l’utilisation d’équipement « vintage », il insiste sur l’absence de supériorité du matériel analogique historique par rapport aux techniques digitales contemporaines : «Ce sont les musiciens qui font la musique. Les gens attachent d’importance à l’équipement. » Comme le dit Binky Griptite, « le son Daptone est tout simplement naturel et sans fioritures. Avant que quelque chose sonne bien sur disque, il faut que ça sonne bien dans la pièce où on le joue ! Nous écoutons tous les classiques des années 50 et suivantes, alors nous voulons que nos disques sonnent bien comparés à eux ! ».


Concrètement, la méthode d’enregistrement de Roth varie selon les artistes : « C’est toujours différent. J’aime beaucoup tout enregistrer live, mais souvent nous nous occupons d’abord de la section rythmique, parfois avec les cuivres ou le chant dans une autre pièce, voire dans la même pièce. Les cordes et les éléments orchestraux sont en général enregistrés à part, ainsi que les chœurs. Le disque de Naomi Shelton, ainsi que l’ensemble de ceux du Budos Band, ont été enregistrés complètement live. »


La démarche d’enregistrement reste néanmoins distincte de la scène pour Roth : « Il y a beaucoup de choses qui marchent en concert mais pas en studio, et vice versa. Les tempos ont tendances être plus rapides, l’ensemble a en général plus d’énergie, plus dynamique et il y a plus de « trucs », comme des transitions et des choses du même genre, de la mise en scène. En studio, au contraire, on peut entrer dans une plus grande subtilité et avoir des arrangements plus complexes. »


Les tournées et concerts jouent néanmoins un rôle fondamental dans la vie du label : nombreux sont les amateurs européens dont le premier contact avec la musique du label s’est produit lors d’un show intense de Lee Fields avec les Sugarman Three ou de Sharon Jones & les Dap-Kings avant même que son premier album soit distribué ici.


Comme le dit Neal Sugarman, « certains groupes ne tournent pas, mais, pour Sharon Jones et les Dap-Kings, la scène est très important : je crois que la première impression que fait le show de Sharon Jones laisse des traces ! » On peut d’ailleurs espérer voir paraître un jour un DVD consacrés aux artistes du label, le guitariste Binky Griptite y travaillant particulièrement…


the Funky Soul story - logo Daptone Records

A LA SOURCE...

Saxophoniste et cofondateur de Daptone, Neal Sugarman souligne l’impact de la musique de Brown : « Il n’y a vraiment rien de comparable aux arrangements uniques et au groove musclé que créaient James Brown et son orchestre. »
Gabriel Roth, Homer Steinwess et Binky Griptite confirment toute l’influence fondamentale, dans leur histoire personnelle, des enregistrements de Brown. Pour Binky Griptite, « la musique de James Brown est comme l’air : elle a toujours été là ! J’avais 6 ans en 1972, donc ça n’est pas oldies pour moi, mais pop ! Pendant mon enfance dans le ghetto, il n’y avait que de la soul à la radio, et tout le monde sait que James Brown est le Parrain. »

L’histoire de Daptone commence aussi au début des années 90, quand un jeune étudiant de l’université de New York nommé Gabriel Roth consacre le plus clair de son temps libre à écouter et réécouter l’œuvre de James Brown, découverte quelques années plus tôt : « J’ai toujours aimé sa musique, mais je crois que je suis devenu fanatique vers l’âge de mes 16 ans. J’ai été voir ma sœur à New York et un de ses amis m’a fait une cassette de productions de Brown, ainsi que quelques cassettes des premiers disques des Meters. J’ai passé l’année suivante avec ces cassettes en boucle dans mon walkman. »

L’histoire de Daptone commence également à Paris, à la fin des années 80, quand Philippe Lehman, un collectionneur de raretés funk et graffeur réputé sous le nom de Bando, fonde avec un ami le label Pure Music pour compiler quelques-uns de ses singles. Installé en 1995 à New York, il y rencontre Gabriel Roth, et c’est ensemble qu’ils fondent le label Desco, inauguré en 1996 par un sublime single de Lee Fields. Si l’histoire tourne court après quelques années – et la publication de 16 singles et 6 albums – elle permet à Gabriel Roth de rencontrer des artistes qui joueront un rôle dans l’histoire de Daptone, tels que Sharon Jones – découverte en tant que choriste à l’occasion d’une session de Lee Fields – et le saxophoniste Neal Sugarman.
Philippe Lehman, lui, poursuit sa carrière dans le monde musical en fondant le label Soul Fire.

L’histoire de Daptone commence enfin en 2002 : après un bref et peu satisfaisant détour du côté d’une major, chez Sony, c’est avec le saxophoniste Neal Sugarman, auteur de deux albums sur Desco avec ses Sugarman Three, Gabriel Roth décide de se lancer à nouveau dans l’aventure d’un label indépendant, snas que cela corresponde à un fantasme personnel : « ça n’est pas une carrière que j’ai choisie. J’ai toujours voulu être profs de maths. J’ai commencé à produire des disques pour m’amuser et une chose en a entraîner une autre. En fait, je continue à faire des disques pour le plaisir. Nous avons toujours fait les choses nous-mêmes afin de pouvoir les réaliser exactement comme nous le voulions, Ironiquement, c’est peut-être mon manque d’envie à appartenir à l’industrie musicale qui a fait de moi le dirigeant d’une maison de disques. »


Pour Sugarman, c’est autant la volonté de s’impliquer dans le business musical que la nécessité qui explique son implication dans la naissance de Daptone : « Quand Desco a pris fin, j’avais déjà enregistré le troisième album de Sugarman Three ainsi que le premier disque de Sharon Jones. Aucun label ne nous permettait d’avoir les mêmes conditions que Desco, donc nous avons décidé de monter notre propre label. »



COMME A LA MAISON...

Si Gabriel Roth refuse d’entrer dans le débat avec ceux qui décrivent son travail comme une démarche rétro ou nostalgique (« Je fais juste des disques »), il ne cache pas son amour pour les disques vinyle, qu’il préfère largement au CD ou au téléchargement : «J’aime les pochettes des disques et l’idée d’une séquence avec deux faces. Les disques vinyles sentent bon. Oh, et aussi, ironiquement, ils sautent moins que les CD ! Je pense que le fait de pouvoir tenir un disque dans mes mains compte beaucoup. Et, comme on dit, impossible de rouler un joint sur un mp3 ! »


Daptone accorde d’ailleurs une grande importance à l’emballage de ses disques, souvent élaboré en partenariat avec le designer David Serre. « Certains groupes participent à la réalisation de leur couverture. Nous essayons de faire en sorte que les pochettes soient cohérentes avec la musique et le concept de chaque album », précise Roth.


Sugarman insiste sur ce qui différencie Daptone des autres labels : « Tout ce que Daptone publie est intégralement fait à la maison, depuis l’enregistrement qui est réalisé au premier étage de notre maison jusqu’à l’emballage des disques qui est fait au deuxième étage. Nous sommes dans la ligne de maisons de disques comme Stax, Motown, et je ne pense pas qu’un autre label ait cette approche aujourd’hui », ce que Gabriel Roth complète en précisant : « Nous ne portons pas de pantalons aussi souvent que les autres labels ! »


Au-delà des différences musicales, c’est une atmosphère particulière qui caractérise la vis de Daptone : « Il y a clairement une famille Daptone, dit Gabriel Roth, comme toutes les familles, nous avons des frères et des sœurs, mais aussi une famille plus étendue, avec des cousins et des cousins germains. Bien entendu, Sharon Jones et les Dap-Kings sont une famille, de même que Naomi Shelton, Cliff Driver et leur équipe, le Budos Band et son entourage, Charles Bradley (…), Lee Fields… Antibalas fait partie de la famille élargie. Il y a également les gens qui travaillent pour le label et le management : Nydia Davila, Mikey Post, Wane Gordon, David Serre, Cathy Bauer, Alex Kadvan, Marc Deneree et les femmes, copines et enfants de tout le monde… La liste est longue ! Mais nous sommes vraiment une famille unie, nous essayons de faire attention les uns aux autres et de bien nous traiter. »


Neal Sugarman voit les choses ainsi : « Étant donné que nous sommes à la base des musiciens, nous essayons d’être honnêtes avec les artistes et de leur proposer les meilleurs contrats possible afin que tout le monde soit décemment payé. » Homer Steinwess, batteur récurrent des productions maisons, De Sharon Jones à Lee Fields, en passant par Amy Winehouse, confirme : « Les gens du label écoutent leurs artistes et les les respectent d’une façon unique : je n’ai pas l’impression de travailler pour une maison de disques, mais de faire partie d’une famille musicale. »


On croise d’ailleurs régulièrement les mêmes artistes, sur les productions de labels voisins, comme Truth & Soul, responsables du dernier album de Lee Fields, « Desco, Soul Fire, Daptone et aujourd’hui Truth & Soul, c’est la même famille... »


Interrogé sur ce qu’il écoute actuellement, c’est Myron and E, un groupe publié par le label finlandais Timmion, à l’esprit proche de celui de Daptone, que nous oriente d’ailleurs Gabriel Roth.


Desco, soul Fire, Truth & Soul

PLANETE DAPTONE...

L’accès à la famille Daptone est largement ouvert, qu’il s’agisse de débutants ou d’artistes historiques : « Nous enregistrons les artistes qui nous plaisent, indépendamment de leur âge et de leur expérience. J’ai écrit quelques titres pour Barbara Lynn, mais elle ne les a pas aimés, et nous avons fini par les mettre sur le disque de Sharon Jones. J’aimerais quand même faire quelque chose avec elle. Nous avons enregistré Syl Johnson, Ricky Cailoway et Booby Matos, mais rien n’a été publié »

 

La démarche est identique pour les quelques rééditions, qu’elles soient soul, funk ou afro-beat, publiées par le label : « Il faut qu’il s’agisse de quelque chose de particulièrement convaincant : pas juste un disque rare ou recherché, mais quelque chose qui mérite selon nous d’être entendu par plus de gens uniquement pour des raisons de qualité musicale. » Il faudra cependant un peu de patience pour voir arriver des rééditions des enregistrements parus sous l’étiquette Desco, indisponibles depuis la fin du label : « Peut-être dans quelques années. Il est encore trop tôt pour nous commencions à regarder en arrière : nous sommes à peine en train de nous échauffer! »


Comme les grandes maisons de disques historiques de la soul, qu’il s’agisse d’Atlantic, de Stax ou de Motown, Daptone a réussi à créer autour du label une communauté de fans qui le suivent régulièrement et achètent spontanément ses publications, quel que soit l’artiste concerné. Lorsque le studio, situé dans le quartier de Bushwick, à Brooklyn, a été cambriolé en 2008, Gabriel Roth a pu mesurer cet attachement du public : « Le cambriolage n’a pas été si grave : ils ont pris quelques micros, quelques amplis, ma guitare, quelques autres trucs… Mais le plus remarquable a été le mouvement de soutien que cela a suscité : nous avons reçu des lettres, des mails, des appels téléphoniques de gens du monde entier qui voulaient nous aider. Certains personnes nous ont même prêté ou donné du matériel. En fin de compte, toute cette histoire nous a probablement rendus plus forts : on ne peut pas nous arrêter ! »


Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le succès rencontré par des artistes extérieurs au label empruntant l’expertise de l’équipe Daptone n’a pas changé grand-chose à la vie quotidienne : « La différence entre nos artistes et ceux de l’extérieur est que nous payons nos artistes pour faire des disques, tandis que les artistes extérieurs nous payent pour faire des disques. Bien entendu, l’album d’Amy Winehouse nous a permis d’obtenir un petit peu plus de presse grand public. Cependant, je ne crois que beaucoup d’auditeurs aient fait le lien avec les Dap-Kings uniquement à partir de son disque. » C’est l’album de Sharon Jones, 100 Days, 100 Nights, qui est aujourd’hui le plus gros succès commercial de Daptone, avec de 150 000 exemplaires vendus dans le monde. Côté singles, c’est également Jones qui remporte le plus grand succès, trois de ses singles (I just dropped in to see what condition my condition is in, What if we all stopped paying taxes ? et la version remixée par Ticklah de How long do I have to wait for you ?) faisant partie des meilleurs ventes du label, aux côtés du plus inattendu Make the road by walking du Menahan Street Band.


Malgré la tentation, le label se concentre sur un nombre limité de sorties chaque années « Nous préférons sortir quelques très bons disques plutôt qu’un nombre important de disques moyens, ce qui semble être le piège de beaucoup de labels aujourd’hui », dit Neal Sugarman. Homer Steinwess confirme : « Les gens de Daptone ne sortent pas de disques pour gagner de l’argent, ils publient de la musique à laquelle ils croient, donc ils ont toujours de bons produits ! »


Les amateurs de musique populaire afro-américaine ne peuvent que leur souhaiter de continuer très longtemps…

 

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source : Entretiens réalisés par Frederic Adrian en février 2010, paru dans Soul Bag n°198

 


Radioshow


the Funky Soul story - émission The Black Music Live avec The Daptone Super Soul Revue



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